Le français est-il une langue libre ?

Où je démontre que l’on peut être une traductrice indépendante depuis 20 ans ET posséder une DeLorean virtuelle. Cet exposé vous emmène voyager dans le passé. Pour tenter de répondre à la question du titre, nous allons interroger une dizaine de personnalités historiques et contemporaines offrant divers points de vue. Et en fin de voyage, nous accueillerons deux invités surprise.

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Par Isabelle Meurville

Nous allons programmer la DeLorean sur votre année de cours élémentaire deuxième année (CE2), lorsque vous aviez 7 ou 8 ans. Vous savez l’année du_00:46:29_ sourire édenté ? Parce qu’en France, c’est en CE2 que les enfants apprennent que le masculin l’emporte sur le féminin, c’est-à-dire que l’on nomme au masculin les groupes mixtes, composés de femmes et d’hommes. Et à ce moment-là souvent, dans la classe, jaillit une série de questions : « Mais même s’il y a un milliard de femmes et un seul homme, on doit dire “ils” ?! » et le couperet de la réponse tombe. « Oui ! Même s’il y a un milliard de femmes et un seul homme, on doit dire “ils”. »

Une fillette aux cheveux bruns lit un livre par terre avec un énoncé qui explique pour le masculin emporte toujours sur le féminin en français

Quand ma fille est rentrée à la maison avec cette question du chat qui l’emporte sur les petites filles, elle exprimait le même sentiment d’injustice. Et ce sentiment d’injustice ne date pas d’hier.

Nous allons programmer notre DeLorean sur l’hiver 1676 et nous atterrissons sur la terrasse du château de Grignan où réside Mme de Sévigné, notre première invitée en direct du XVIIe siècle. Mme de Sévigné pousse la porte-fenêtre et arpente la terrasse pour admirer le coucher de soleil qui embrase la campagne. Mais il fait frais, elle grelotte, frissonne et finit par rentrer. La suite, c’est son correspondant qui la relate :

– Madame de Sévigné s’informant de ma santé, je lui dis : Madame, je suis enrhumé.

– Je LA suis aussi, me dit-elle.

– Il me semble, Madame, que selon les règles de notre langue, il faudrait dire je LE suis.

– Vous direz comme il vous plaira, ajouta-t-elle, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement.

De deux choses l’une. Soit Mme de Sévigné était une dangereuse islamogauchiste adepte du wokisme. Soit, la volonté de nommer les femmes au féminin s’inscrit dans une longue tradition française.

L’objection sur l’assassinat de Molière

Il arrive que l’on reproche à l’écriture inclusive d’assassiner Molière. Rappelons que les auteurs et autrices de l’époque avant le XVIIIe siècle appliquaient aussi la règle de proximité.

Extrait d'un texte d'Iphigénie pour démonter l'utilisation de la règle de proximité chez Jean Racine

Que remarque-t-on dans cet extrait d’Iphigénie ? L’accord se fait en genre et en nombre avec le substantif le plus proche.

L’expression « est toute prête » se rapporte en fait non seulement à la flamme, mais au bandeau et au fer. Cet accord de proximité permettait de dire « les hommes et les femmes sont belles » ou « les femmes et les hommes sont beaux ». On accorde au nom le plus proche.

Que s’est-il passé en 1735 ? Louis XIII demande au cardinal de Richelieu de créer l’Académie française pour régir la langue. L’opération va créer un entre soi, un critère qui permettra de distinguer l’élite (la noblesse) du peuple et de garder la main sur le savoir, d’entraver toute réflexion (pouvant être séditieuse) que permet la langue. Puisque la langue donne accès au savoir et à la réflexion, elle est un outil politique puissant. Il existe bien sûr une volonté d’unifier le royaume de France, aussi, car 80 % de la population du royaume parlait à l’époque quantité de langues régionales.

Mais pourquoi accorde-t-on au masculin ?

Parmi les décisions régentant la langue, dans la grammaire publiée par Nicolas Beauzée dans son édition de 1767, le grammairien explique que l’argument pour choisir cette règle aux dépens d’autres est que : « l’homme est plus noble que la femme ». L’argument n’a rien à voir avec la grammaire, il ne vient pas du latin ni d’ailleurs. Il aurait été possible de choisir l’accord de majorité, ou d’appliquer l’accord de proximité qui côtoyait les autres règles avant que l’Académie française et les grammairiens de l’époque ne prennent cette décision unilatérale. L’argument de son confrère, Napoléon Landais, 67 ans plus tard, varie peu : « le genre masculin est le plus noble, on doit lui donner la préférence ».

La noblesse, aujourd’hui, ne serait-elle pas d’appliquer des règles équitables ?

L’objection du masculin neutre

En français, il n’existe pas de genre grammatical neutre. Concernant les êtres humains, les hommes sont nommés au masculin et les femmes au féminin. Il existe quelques très rares exemples inverses : vigie, recrue, victime, témoin… qui s’explique souvent par le fait que le mot désignait un objet avant de désigner un être humain, mais sexe et genre grammatical sont étroitement liés. D’ailleurs comme en latin où le neutre ne désignait pas des êtres humains à l’exception du nourrisson et de l’esclave, qu’à l’époque on ne considérait pas véritablement comme des humains.

Le mirage du masculin qui inclurait les femmes

Une étude de 2007, menée par Markus Brauer et Michaël Landry chiffre l’importance de nommer au féminin. L’équipe de recherches a interrogé aléatoirement des personnes en leur demandant de citer leur héros ou leur musicien préféré (générique masculin). Dans la deuxième expérience, leur héros préféré ou leur héroïne préférée (générique épicène). « Dans la condition générique masculin 38,8 % des enfants et 20,6 % des adultes imaginent une femme, alors que la même chose est vraie pour 54,4 % des enfants et 40,4 % des adultes dans la condition générique épicène ». On voit que la présence des mots au féminin fait grimper la présence des femmes dans les réponses.

Prenons un autre exemple de recherche en neurolinguistique. Pascal Gygax et Sandrine Zufferey de l’université de Fribourg en Suisse ont donné les 2 phrases « Les musiciens sont sortis de la salle de concert sous la pluie. Un homme a sorti un parapluie » et ont demandé aux volontaires si les 2 phrases avaient un lien. La réponse était oui instantanément.

Mais avec la phrase : « Les musiciens sont sortis de la salle de concert sous la pluie. Une femme a sorti un parapluie ». La même question est posée aux volontaires de l’étude « Est-ce que ces deux phrases ont un lien ? ». Et le cerveau met plus de temps avant de répondre, parce que nous hésitons.

La femme pourrait faire partie des musiciens, puisque le masculin l’emporte, mais, peut-être pas. C’est ce doute qui est troublant pour notre cerveau, le doute entre ce masculin dit générique et le masculin qui désigne des hommes. Les conclusions de l’étude montrent que nous mettons un moment à comprendre que la femme peut être une musicienne, parce que l’on a projeté sur notre écran mental un film ou une image d’un groupe d’hommes. Les musiciens sont des hommes. La femme qui sort son parapluie vient d’ailleurs.

Ces recherches concluent que nous interprétons le masculin non pas comme générique, mais comme se référant aux hommes. Nous n’interprétons pas, ou très difficilement, le masculin comme incluant les femmes.

Nommer fait exister

La question qui vient en regard de ces objections, c’est : « Mais pour quoi faire ? Pourquoi adopter l’écriture inclusive ? » En quoi parler des femmes au masculin est-il dommageable ? Il y a plusieurs réponses à cette question.

  • Toutes les discriminations sont dommageables, qu’elles reposent sur la race, le sexe, l’âge ou le handicap.
  • Le sexisme génère des écarts de salaires et de retraite.
  • Le masculin générique entrave la reconnaissance des femmes, en général.
  • En se privant de certaines personnes, la société tout entière se prive de talents. Les collégiennes et lycéennes ne se projettent pas dans des professions dont l’image est masculine et vice-versa.
  • Parler des femmes au masculin est dommageable parce que l’humanité est composée pour moitié de femmes et d’hommes, c’est une réalité mathématique.
  • Une dernière raison encore, nommer fait exister, ce qui n’est pas nommé n’existe pas.

Cette liste n’est pas exhaustive.

Une fillette aux cheveux bruns lit un livre par terre avec un texte qui reformule une phrase où le masculin n'emporte plus sur le féminin.

Il est possible de communiquer la même information sans nommer les trois petites filles au masculin.

Et maintenant ?

Reprenons notre DeLorean pour entrer dans l’histoire récente avec deux autres invitées. À la fin des années 1980, le gouvernement français crée une commission de néologie à qui est confiée la mission de travailler sur la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions. Notez qu’il ne confie pas la tâche à l’Académie française. Nos deux invitées contemporaines sont : la ministre des Droits de la femme Yvette Roudy, qui s’occupe du dossier et confie la présidence à Benoîte Groult. La commission produit un document qui fait toujours référence « Femme, j’écris ton nom ». Ce document dresse la liste exhaustive des noms de métiers féminins pour nommer les femmes et explique la manière de former le ou les féminins nécessaires.

En préface de ce document, on lit sous la plume de Lionel Jospin : « Qu’une femme exerçant les fonctions de directeur d’école porte depuis plus d’un siècle le titre de directrice alors que la femme directrice d’administration centrale était encore, il y a un an, appelée “madame le directeur” atteste, s’il en était besoin, que la question de la féminisation des titres est symbolique et non linguistique ».

Illisible ou elle-lisible ?

La multiplication du point médian peut rendre un texte difficile à lire au début, mais s’il est utilisé avec mesure et parcimonie, il n’est pas plus difficile à lire qu’une URL. Or, a-t-on cessé de développer et d’utiliser Internet parce qu’une URL, c’est difficile à lire ? Non. Utiliser des hashtags, arobases, etc. est devenu une habitude. Certes, le changement est difficile. Souvenez-vous comment dans les années 2000, on parlait d’arobasque, d’arobaste, on ne savait pas nommer le signe, ni le tracer. Aujourd’hui, ça n’est plus un sujet.

Quels critères pour évaluer la joliesse des mots ?

Certains noms de métiers féminins peu usités semblent bizarres au début. Par exemple, sapeuse-pompière a du mal à s’installer. Parce que la profession est très masculinisée, je dirais même qu’elle joue avec des codes de virilité. Mais nous comprenons très bien ce que veut dire le mot. Or la langue n’a pas d’autre objectif. Faire comprendre. En les utilisant, en s’y habituant, les nouveaux mots perdent leur bizarrerie.

Deux invités surprise

Je vous avais promis deux invités surprise… voici le premier. Il peut vous aider à accomplir votre mission. C’est le point médian. Sa carte d’identité nous apprend qu’il s’obtient avec la combinaison de touches Alt 0183. C’est un outil efficace, mais terriblement jaloux des autres signes que j’ai mentionnés plus haut (arobase, hashtag, etc.) parce que ces signes-là ont été adoptés sans qu’on en fasse toute une histoire. Le point médian (ou tout autre marqueur typographique : trait d’union ou barre de fraction) vous aidera à nommer les femmes et les hommes quand le texte doit obéir à des contraintes d’espace. Ne lui demandez rien d’autre. Que fait-il ? Il marque une abréviation. L’abréviation du doublet : les linguistes engagé·es.

Notre deuxième invité surprise est l’usage. L’usage, c’est vous, c’est nous. Or l’usage évolue. La langue est la nôtre, c’est à nous de décider ce que l’on en fait. À chaque époque, la langue évolue. Le français évolue. Comme toutes les langues vivantes. Aucune langue n’est figée. Le français a une histoire, que je vous invite à découvrir et qui continue à s’écrire, ici aujourd’hui. La langue sert à communiquer, à communiquer des idées, des concepts, elle est un dispositif de maintien de l’ordre social, elle est une construction politique qu’il est possible de se réapproprier. Faisons-le !

On peut à la fois aimer le français, sa richesse, sa complexité et son histoire, et  « avoir confiance dans sa vitalité, sans se complaire dans la nostalgie d’un passé mythique », je cite là Candéa et Véron. L’adaptation aux besoins de l’époque n’est pas un péril. Ayez de l’ambition et emparez-vous de la langue. Elle est à vous, elle est à nous.

Pour conclure, Mme de Sévigné n’était pas une femme à barbe, ni barbante d’ailleurs, l’écriture inclusive n’assassine ni Molière ni Racine, le féminin existe en français, ce qui rend votre mission possible.

110 portraits avec la citation « avoir confiance dans sa vitalité, sans se complaire dans la nostalgie d’un passé mythique » de Candéa et Véron.

Isabelle Meurville est traductrice indépendante depuis 2001. Elle traduit de l’anglais vers le français inclusif dans les domaines des droits fondamentaux et de la transition énergétique. Isabelle applique les règles du français inclusif pour éliminer les stéréotypes de la communication écrite et orale. Elle accompagne les entreprises et organisations qui partagent des valeurs de respect et d’égalité : rédaction, révision, formation. Consultez son profil LinkedIn ici.